Pour en finir avec la haine en ligne qui mine nos démocraties
Image : Sébastien Thibault
Pour en finir avec la haine en ligne qui mine nos démocraties
Image: Sébastien Thibault
Comment combattre la haine, le harcèlement et la désinformation qui empoisonnent les plateformes en ligne et menacent même la santé de nos démocraties?
C’est l’une des questions auxquelles tente de répondre le Centre pour les médias, la technologie et la démocratie à l’École de politiques publiques Max Bell de l’Université McGill.
Il y a longtemps que Taylor Owen, directeur fondateur du Centre et professeur agrégé à l’École, tire la sonnette d’alarme et appelle à agir contre les préjudices en ligne. Selon lui, la pandémie a accéléré le changement d’attitude du grand public à cet égard.
« En constatant les effets sur les enfants des deux années de scolarité passées en ligne, les gens ont vraiment pris conscience qu’on n’avait pas pris au sérieux les répercussions de ces technologies », affirme le professeur, également titulaire de la chaire Beaverbrook sur les médias, l’éthique et les communications.
Taylor Owen a largement contribué au débat sur la gouvernance des plateformes en ligne, y compris celles des grands médias sociaux. Il est membre d’un groupe consultatif d’expertes et d’experts qui conseille le gouvernement du Canada pour la mise en place d’un cadre réglementaire visant à lutter contre le contenu préjudiciable en ligne. Le dépôt d’un projet de loi à cet effet est prévu en 2023.
Ces plateformes sont omniprésentes dans nos vies. Il me semble totalement irresponsable de les laisser à elles-mêmes, soumises aux caprices du marché. »
Taylor Owen
Le professeur Owen est également à la tête du Centre pour les médias, la technologie et la démocratie à l’École Max Bell, un pôle de recherche qui suit l’évolution des liens entre les médias et la démocratie et promeut l’élaboration de politiques publiques visant à réduire au minimum les préjudices systémiques inhérents aux nouvelles technologies et à leur utilisation.
Cet expert souligne l’urgence de réglementer les plateformes de médias sociaux, qui ont échappé jusqu’ici à une gouvernance stricte.
« Ces plateformes sont omniprésentes dans nos vies, dit-il. Il me semble totalement irresponsable de les laisser à elles-mêmes, soumises aux caprices du marché, car elles mettent en danger des aspects essentiels de notre société, au premier chef les élections, mais aussi d’autres activités où elles exercent une influence. »
« La majeure partie de notre activité en ligne est régie par les forces d’une poignée de sociétés américaines, dont Twitter, poursuit le professeur. Il y a un réel danger à laisser au gré des intérêts, des caprices et des politiques de milliardaires une part cruciale de nos infrastructures et de nos moyens de communication. »
Porter le débat scientifique et politique dans la sphère publique
Le Centre communique au public et aux responsables politiques les résultats de ses activités de recherche de pointe et ceux de scientifiques du monde entier. En 2022, pour faire avancer la lutte contre les préjudices en ligne, le Centre a utilisé différents canaux : des lettres d’opinion, les balados Big Tech et Screen Time animés par Taylor Owen, et la conférence annuelle Beaverbrook, qui accueillait cette année Frances Haugen, ancienne employée de Facebook et lanceuse d’alerte, et Jameel Jaffer, directeur du Knight First Amendment Institute à l’Université Columbia. Frances Haugen a intégré le Centre au printemps 2023, en tant que boursière principale en résidence.
Le même jour que la conférence Beaverbrook avait lieu le lancement de la conférence sur la gouvernance mondiale des préjudices en ligne, qui a eu un immense succès, au dire de Sonja Solomun, directrice adjointe du Centre. Cette séance réunissait Frances Haugen et Maria Ressa, journaliste et prix Nobel de la paix, qui a mis l’accent sur un point : « Sans les faits, il n’y a pas de vérité, et sans la vérité, il n’y a pas de confiance. »
« Nous faisons un important travail de sensibilisation auprès du public au sujet d’enjeux qui influent sur notre quotidien », commente Sonja Solomun, doctorante à McGill qui dirige le programme sur la justice climatique, l’IA et les technologies du Centre.
Supriya Dwivedi (B. Sc. 2008), directrice des politiques et consultations, apporte l’expertise et les travaux du Centre au débat public.
« Souvent, les conversations ont lieu en vase clos, entre universitaires et spécialistes d’une part, et entre le gouvernement et le grand public d’autre part, fait-elle remarquer. Notre but, c’est d’abattre les cloisons pour que toutes les parties intéressées communiquent ensemble. »
Nous devons absolument rattraper notre retard et saisir cette occasion d’ouvrir la voie à une réglementation mondiale du numérique, d’apprendre des autres pays et d’intégrer leurs pratiques exemplaires dans notre propre cadre de gouvernance des plateformes électroniques. »
Supriya Dwivedi
C’est ainsi que, lors du passage à Montréal de Frances Haugen à l’occasion des conférences du Centre, Supriya Dwivedi a vu une belle occasion d’organiser une rencontre entre cette experte militante et des responsables du gouvernement. Elle a fini par obtenir un rendez-vous avec le premier ministre, Justin Trudeau (B. A. 1994), son chef de cabinet et plusieurs ministres de son gouvernement.
Avocate de formation active dans le monde des médias, Supriya Dwivedi anime la webémission Digital Policy Rounds, produite en collaboration avec quatre autres centres de recherche en politiques, et publie des chroniques et des lettres d’opinion portant notamment sur le problème des préjudices en ligne.
« Il y a déjà plusieurs années que le Royaume-Uni et l’Union européenne se penchent sur cette question, note-t-elle. Nous devons absolument rattraper notre retard et saisir cette occasion d’ouvrir la voie à une réglementation mondiale du numérique, d’apprendre des autres pays et d’intégrer leurs pratiques exemplaires dans notre propre cadre de gouvernance des plateformes électroniques. »
Un soutien crucial à la recherche et à la mobilisation
Les activités du Centre ne cadrent pas toujours avec les modèles universitaires traditionnels. C’est pourquoi les dons sont essentiels à son fonctionnement.
« Nous ne ferions pas autant sans ces sources de financement », confie Taylor Owen. Le Centre reçoit aussi des fonds pour la recherche provenant des sources traditionnelles, mais selon le professeur, « ils ne sont pas adaptés aux besoins des activités que nous jugeons essentielles pour enrichir le débat », comme les consultations publiques.
La chaire et la conférence Beaverbrook sont financées par la Fondation Beaverbrook. Le Centre bénéficie également de l’aide philanthropique de Reset, de Luminate, de la Fondation Rossy et de la Fondation Walter et Duncan Gordon.
Aujourd’hui, de nombreuses fondations privées se soucient de l’intégrité de notre démocratie et de l’influence de l’information relayée dans les médias, note le professeur Owen. « Le soutien à la recherche et à la mobilisation pour résoudre ce problème s’inscrit dans leur mission. Nous ne pourrions pas réaliser la nôtre sans leur aide. »
Depuis trois ans, l’Observatoire de l’écosystème médiatique du Centre étudie l’influence de la mésinformation et de la désinformation sur les attitudes et les comportements individuels et sur la force de notre démocratie. D’après le professeur Owen, les fausses informations sont inoffensives si elles n’exercent aucune influence sur nous. Mais elles sont nocives si, au contraire, elles incitent des personnes à modifier leur comportement, par exemple à miner la crédibilité des institutions, à refuser de se faire vacciner ou à entretenir des conflits avec d’autres personnes. « La recherche concernant les effets de l’information sur la démocratie est absolument essentielle », insiste le professeur.
L’Observatoire a constaté une dynamique similaire lors des élections fédérales de 2019 et de 2021 et des élections provinciales au Québec en 2022. Les fausses informations n’influent pas nécessairement sur les résultats du scrutin, mais elles ont pour effet d’éroder la confiance du public envers les institutions démocratiques et les médias, et d’accentuer la polarisation des opinions.
« Non seulement elles divisent les gens, mais elles intensifient leur sentiment de haine envers les personnes qui ne partagent pas leurs opinions, alerte Taylor Owen. Ces tendances sont généralisées et soulèvent une vive inquiétude. Nous les avions déjà observées lors de nos travaux concernant la COVID-19. »
L’Observatoire prendra un nouvel essor cette année grâce à une subvention de recherche du gouvernement fédéral d’un montant de 5,5 millions de dollars.
Nous ne pouvons pas éliminer les discours haineux, mais nous pouvons réduire au minimum le nombre de personnes qui les lisent, les gains financiers des personnes qui les propagent et le tort qu’ils causent aux personnes qui en sont la cible et à l’ensemble de la société. »
Taylor Owen
Le devoir d’agir responsablement
On a longtemps rejeté la responsabilité des problèmes relatifs à Internet sur le dos des internautes. Le Centre estime plutôt que les comportements nuisibles sur la toile sont attribuables à la conception même des plateformes de médias sociaux : elles permettent à n’importe quel contenu de devenir rapidement viral, privilégient les informations négatives au détriment des informations positives et accordent plus de visibilité aux propos haineux qu’aux propos modérés.
« C’est là que la politique doit intervenir, continue le professeur Owen. Nous ne pouvons pas éliminer les discours haineux, mais nous pouvons réduire au minimum le nombre de personnes qui les lisent, les gains financiers des personnes qui les propagent et le tort qu’ils causent aux personnes qui en sont la cible et à l’ensemble de la société. »
Il reconnaît la difficulté de trouver le juste équilibre entre la gouvernance des plateformes et la liberté d’expression, mais pense que la nouvelle réglementation y parviendra. « Il faut mûrement élaborer le politique en la matière, autrement sa légitimité par rapport à la liberté d’expression sera mise en cause. Mais nous éviterons beaucoup d’ennuis si nous mettons l’accent sur la conception et les incitatifs du système plutôt que sur les actes individuels. »
La Commission canadienne sur l’expression démocratique et le comité consultatif du gouvernement fédéral défendent l’idée du devoir d’agir de façon responsable, qui obligerait les plateformes numériques à concevoir leurs systèmes de manière à prévenir les préjudices.
La recherche ne débouche pas toujours sur la participation des universitaires au processus d’élaboration des politiques. Le Centre entend changer les choses.
« Au lieu de simplement recommander des politiques publiques en espérant qu’elles soient adoptées, le milieu de la recherche devrait jouer un rôle actif dans leur élaboration, leur promotion et leur application, afin qu’elles reflètent les connaissances scientifiques », conclut le professeur Owen.